1.3.09

La théorie du changement

Quand je repense à mon ancienne expérience de management de projet en Amérique, je ne peux m'empêcher de penser que ma mission ici tient de la Mission Impossible. On doit apporter l'électricité et l'eau dans 2 communautés les prochains mois, seulement voilà ... La première vient de se voir offrir un extrêmement coûteux (et joli) cadeau du gouvernement par l'arrivée du réseau électrique national, fruit d'un pacte politique qui a court-circuité tous les niveaux de décision nationaux et régionaux. Dans l'autre communauté, de prochaines élections des leaders communautaires engendre une bataille politique généralisée bloquant tout projet. Sauf que le "miens" de projet il doit aboutir avant la fin de l'année sous peine de non-paiement de la part de la fondation qui le finance, ce qui est aussi grave pour la communauté que pour nous.

En même temps, le plus gros projet que nous avons et que je dois aussi coordoner connait le même problème dû à l'arrivée du réseau, et c'est la raison pour laquelle j'ai passé ces 2 dernières semaines en réunion entre brainstorming et sessions tonitruantes de "Théorie du changement". La théorie du changement consiste à écrire toutes les hypothèses de base qui guident nos actions et les valider - ou invalider - une par une. En même temps, définition d'une nouvelle stratégie pour redéfinir les activités de chaque projet, et construction d'un cadre logique, autre grande théorie en vogue dans les projets de développement en ce moment qui vise elle à articuler des actions d'une manière logique avec pour but de l'exercice la définition d'objectifs à court, moyen et long terme claires, cohérents et si possible réalistes.

Pas mal de frustration donc mais au final l'exercice a donné ses fruits, et il parait que ce sont les crises qui nous font avancer. Et à présent que le gros de la crise est passé, on peut dire que la vision du projet a mûri. D'abord dans le choix des solutions techniques et de leur validation, et ensuite dans la définition des objectifs à moyen terme.

Par ailleurs, j'ai rencontré ces jours le responsable du Programme des Nations Unies pour le Développement à Bluefields, et il en est sorti quelques échanges prometteurs sur l'avenir du projet d'ici 5 ans. L'une des idées sorties est l'implication de l'UNICEF dans la partie éducation et eau du projet actuel. Avec d'avantage de fonds comme ceux de l'UNICEF il deviendrait possible de développer des partenariats à long terme comme avec le Ministère de l'Education. Celà permettrait entre autres d'accéder aux écoles dans les communautés et de former certains enseignants aux énegies renouvelables et développement durable.

En même temps un autre projet avec la Banque Mondiale commence à se préciser avec là aussi une possible extension du projet via une agence de développement danoise appelée DANIDA qui a des fonds pour l'enseignement technique au Nicaragua, ce qui pourrait faire avancer notre projet CERCA (reconversion du centre technique où nous avons nos installations en un Centre Ecologique Régional de Capacitation Environnementale). A suivre donc ...

En attendant j'ai eu l'occasion d'aller me promener dans quelques communautés - possibles futurs points d'implantation de systèmes d'énergie et eau - et en ai ramené quelques photos et impressions. D'abord de Kahkabila où les membres de la communauté présentaient leurs futurs projets de développement après l'arrivée du réseau. Il est intéressant de constater que les habitants se sont attachés aux deux éoliennes installées et nous ont demandé de bien vouloir ne pas les leur retirer malgré le réseau. Elles pourraient servir de backup aux coupures malheureusement fréquentes du réseau.

Une autre petite communauté que nous avons visitée pour la première fois s'appelle La Fe. Moins de 20 maisons éparpillées sur un joli coin de terre au bord de la lagune de Pearl Lagoon. Les gens ont montré un grand intérêt tout en nous confiant qu'ils espéraient être les prochains sur la liste des heureux raccordés au réseau après Kahkabila qui n'est pas très loin. Mais pour l'instant seul une personne au gouvernement sait ce qu'il en est, et ne semble vouloir partager son secret avec personne.



Petite réunion improvisée avec les représentants de la communauté La Fe pour discuter de leurs besoins. Et ceux-ci ne manquent pas, pas d'électricité, pas de moyens de communication, pas de centre de santé ... la communauté petit à petit se vide en raison de ces manques. La Fe porrait faire partie de l'un de nos projets supposés commencer cet été avec les Nations Unies, si le financier - la Finlande - l'accepte.

Une plus grosse communauté plus au nord, Tasbapauni. Plus de 30 km au nord d'une autre communauté avec laquelle nous avons déjà travaillé et devrions travailler à nouveau cette année, Set Net Point. Les deux sont connues comme un point de passage de la drogue, se trouvant sur la côte alors que les autres mentionnées plus haut se trouvent sur une lagune. L'eau y est de très mauvaise qualité, les puits se trouvant trop près de la mer, et le médecin nous a parlé de nombreux problèmes de santé dûs à l'eau et à la fumée de bois dans les maisons entre autres.

La communauté est assez grande, pas loin de 2000 membres, et compte un réseau électrique local alimenté par un générateur diesel. Ces générateurs sont subventionnés aux trois quarts par la compagnie nationale et représentent un gouffre financier, en plus de la difficulté de trouver des pièces de rechange et un service limité à 10 heures par jour. Dans une communauté de cette taille, un nombre important de patients doit être soigné la nuit, pour l'instant à la bougie.Un banc de batteries suffirait à palier ce problème, peut-être un futur travail pour nous si la municipalité participe aux frais.

Et c'est justement l'assistante au maire qui nous y a conduit, étant elle-même de Tasbapauni. Elle aimerait que l'on y revienne pour améliorer le service électrique, mais pas seulement au centre de santé. Il se trouve que la réduction de la consommation de diesel est un sujet d'actualité. Les enjeux ne sont pas les mêmes que dans les communautés privées d'électricité, mais le sujet est critique du point de vue de la tarification qui ne prend pas en compte les familles à bas revenus, ceux-ci ne pouvant payer l'électricité. Un futur chantier est donc de lancer une campagne de réduction de la consommation d'énergie en changeant les ampoules incandescentes par des LEDs d'une part, et en intégrant des systèmes d'énergies renouvelables dans le réseau local d'autre part. A terme, il s'agît de rendre un réseau local plus propre écologiquement parlant et viable. En même temps, celà permettrait pour la communauté de faire un premier pas vers l'indépendance énergétique, condition importante pour pouvoir poursuivre son propre développement sans dépendre du gouvernement central peux soucieux de leur sort.

D'ailleurs ce sujet ouvre la porte à un autre sujet pour le moins tabou mais dont je peux commencer à parler ici. Il y a quelques mois avant de venir ici j'avais écrit un article assez dur sur les gros barrages hydro-électriques et les bio-carburants comme sources d'énergie soit disant propres. Il est pourtant important de faire la distinction entre ces sources d'énergie à grande échelle et leur utilisation à une échelle locale. Pour l'hydro-électricité, mon voyage à la communauté de Durika m'a convaincu que pour couvrir des besoins locaux, c'est non seulement la source d'énergie la moins poluante avec le plus faible impact environnemental, mais aussi la moins chère. Pour ce qui est des bio-carburants, ils posent plusieurs problèmes difficilement contournables à grande échelle, à savoir qu'ils concurrencent la production d'aliments, et qu'ils présentent un impact environnemental considérable, surtout quand on plante dans des régions boisées.

Près de Pearl Lagoon il existe deux projets de production à l'échelle locale de bio-carburants, tous deux avec l'appui de l'une des ONG locales de préservation agro-forestière les plus importantes. L'un des projets vise à étendre une surface de cocotiers au sud de Tasbapauni et d'utiliser l'huile des noix de coco pour la transformer en carburant. L'autre consiste à replanter une forêt native de pins Caraïbe déboisée il y a longtemps. De ces pins on peut extraire la sève qui sera transformée aussi en carburant. Nul besoin de couper aucun arbre, lesquels font partie d'une forêt originaire du coin, pas d'essence importée donc ni de pesticides.

L'étude de viabilité socio-économique et technique reste à faire, mais si le résultat est positif, celà permettra à la communauté de générer suffisamment d'énergie pour développer des commerces locaux et devenir autonome énergétiquement. C'est l'un des nombreux paradoxes du développement, certaines solutions sont bonnes dans un certain contexte et néfastes dans un autre. Le danger étant de trop simplifier, et de juger une solution indépendamment du contexte et de l'échelle à laquelle on veut l'appliquer. L'exercice de réflexion est relativement similaire à celui qui consiste à affronter un tabou, il faut accepter le débat même si l'on n'est pas sûr d'aimer la conclusion.

Une petite note pour terminer sur le projet de production de bio-carburant à l'aide de sève de pins. Ce projet a déjà été implanté il y a pas mal d'années en Colombie, dans le cadre d'un projet de développement bien connu, las Gaviotas. Si vous n'avez pas entendu parler de ce projet, je vous conseille de chercher de quoi il s'agît, l'un des projets emblêmatiques de développement durable dans une zone réputée très difficile. Et enfin pour ceux qu'intéressent le projet de blueEnergy, un petit reportage sur l'une de nos installations à Monkey Point.